Un voyage dans le temps
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Un voyage dans le temps

Guy Levrier

08 Apr 2002

Un jour, ulcéré de constater à quel point les blancs de mes toiles avaient jauni, j'ai dû me résigner à les reprendre toutes pour les restaurer à leur couleur d'origine - travail de romain, donc, particulièrement long et fastidieux. Immergé dans la morosité de l'exercice, le vagabondage mental qui l'accompagne m'entraîna par les voies les plus inattendues dans une aventure en forme d'aller et retour dans le temps sans plus du tout savoir qui pilotait quoi.

Quand j'en suis arrivé à ma toile, abstraite, du 15 Mars 1988, sa facture divisée pratiquement à l'infini, sa multiplicité de taches de toutes tailles et de toutes nuances, m'a fait apparaître comme pratiquement insurmontables les difficultés de la restauration. Je décidais d'abandonner. Mais, sans trop savoir pourquoi, je la laissais bien en vue dans l'atelier, alors que son blanc jaune sale m'insupportait littéralement. Plusieurs mois plus tard, ayant terminé mon travail sur toutes les autres toiles, je me suis ressenti littéralement défié par cette dernière, la récalcitrante, la hors-norme, la ratée par trahison due à la mauvaise qualité de la peinture.

Je décide qu'après tout, dans ce métier, il n'y a que le résultat qui compte, et que le temps qu'on y passe ne fait rien à l'affaire. Je vais donc m'efforcer de ne faire qu'une restauration partielle, sur une partie restreinte de la toile, pour voir. J'ai vu. Nouvelle interpellation : voilà bien quelque chose d'inattendu, mais que ce passe-t-il donc ? Je découvre une autre œuvre - et pourtant la même - dans la partie restaurée. Est-ce mon mental qui me joue un tour ? J'en ai pourtant l'habitude, dans ce style de peinture ! Et je porte alors le jugement le plus extraordinaire qu'il m'ait été jusqu'ici de porter sur l'une de mes œuvres : je ne suis pas encore au niveau de cette toile, c'est quelque chose que je serai peut-être capable de réaliser plus tard, mais pas encore maintenant, c'est une toile qui se situe peut-être dans mon avenir, ce dont je ne suis même pas sûr ! C'est sidérant : en ne faisant que blanchir les surfaces qui auraient du rester blanches, je n'ai rien fait d'autre que de remettre la toile dans son état d'origine, selon toute bonne logique.

Ainsi, mon passé mental (une toile de 1988 !) devient soudain, en 2001, dans cette affaire et dans la vision de cette œuvre, mon futur éventuel, virtuel peut-être, et sans aucune garantie raisonnable. C'est très dérangeant. A moi les murs, la terre se dérobe ! Ma seule consolation, c'est que beaucoup de nos physiciens contemporains s'estiment être dans une situation analogue en particulier dans le caractère irrationnel et inexplicable de la physique quantique.

Ma perception en est donc devenue soudain totalement différente, et, une fois de plus, j'ai essayé de comprendre ce qui se passait, en recherchant l'aide de la science, mais toujours au niveau de la métaphore exclusivement, puisque c'est la seule passerelle qu'il me soit possible d'emprunter, en tant qu'artiste non-scientifique, comme je l'ai fait jusqu'ici à propos des notions d' incertitude, de complémentarité, de " il n'est de réel que le réel observé ", m'apparaissant communes à la physique quantique et à l'art abstrait, et que j'ai évoquées dans mes écrits antérieurs (1).

En effet, l'artiste et le scientifique vont partir ensemble de la métaphore, fréquemment la même, mais le premier entrera directement, à partir de là, dans la création de son œuvre, tandis que le second devra passer ensuite par l'analogie, outil quotidien puissant de réflexion, conduisant à l'élaboration d'une théorie, et enfin par la validation de la théorie par l'expérimentation. Il est hors de question pour l'artiste de conférer à sa métaphore la valeur de l'analogie, et il n'a à administrer aucune preuve de quoi que ce soit.

Donc, dans cette aventure à laquelle ma toile de 1988 me convie, c'est à nouveau le temps que j'interroge, comme je l'ai déjà fait par ailleurs (2), comme si cette expérience m'y avait fait vivre un étrange aller et retour. J'observe, à ce propos, que deux thèmes ont suscité les recherches des scientifiques sur ce sujet : le voyage dans le temps en relativité générale, et l'application de l'équation de Schrödinger à la prédiction du comportement futur de la fonction d'onde en physique quantique. Hawking évoque sur ce dernier point le concept de raccordement (" wormhole ") (3) entre deux niveaux de l'espace-temps, entre le passé et le futur. C'est ce schéma que j'ai ressenti dans l'évolution de mon processus de création.

En effet, le champ mental de la création artistique étant sans limite - à en avoir peur - je me sens obligé, pour faciliter la chose, de faire un choix linéaire dans les formes, les couleurs, les nuances, l'écriture, le rythme, la matière, les connotations visuelles pour moi-même et pour " les autres ", l'esprit général de l'œuvre. Et ce choix va conditionner des années de travail, par itérations successives, parfois au prix d'une lassitude devant la routine, jusqu'à l'épuisement, au sentiment " qu'il n'y a plus de peinture en moi ".

Mais cela finit toujours par avancer, et l'on s'aperçoit que, chemin faisant, on a laissé dormantes des idées nouvelles auxquelles on n'a pas donné leur chance. Donc, ma toile de 1988 est restée arrêtée à un point de stagnation pendant toutes ces années au cours desquelles il semblerait que le travail mental se soit poursuivi en arrière-plan en attendant une résurgence en 2001. Cette résurgence était-elle inéluctable ?


(1) Guy Levrier, 31/10/1999 Entre Art et Science, le parcours métaphorique d'un peintre

(2) Guy Levrier, 28/02/2001 Le Hors Temps

(3) S. W. Hawking, The Universe in a nutshell, Bantam Books 2001, p.110.

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